Tout nombre peut être égal à 0

Une exploration de l'arithmétique modulaire et de la nature des nombres dans différents systèmes.

21 octobre 2024
5 min
Par Matazart

Tout nombre peut être égal à 0.

Vous vous dîtes que c'est totalement absurde.

Mais c'est possible.

2 peut être égal à 0.

143 peut être égal à 0.

π\pi peut être égal à 0.

Et tout cela n'est pas une étrangeté théorique jamais utilisée en pratique.

Vous utilisez même ces mathématiques quotidiennement.

Pour vous donner directement un exemple, lorsque vous comptez l'heure sur une horloge, vous faites de l'arithmétique modulo 12.

L'arithmétique de l'horloge

12-hour-clock Dans ce cas, 12=012=0.

Plus généralement : ...=36=24=12=0=12=24=36=......=36=24=12=0=-12=-24=-36=... Comme tous ces nombres sont égaux à 0, cela veut dire qu'à chaque nombre (heure) vous pouvez ajouter ou soustraire un multiple de 12 et vous retomberez sur le même nombre (la même heure).

Effectuons quelques opérations :

Addition :

4+8=12=04+8=12=0 Donc 44 et 88 sont opposés, dit autrement, 4=84=-8 et 8=48=-4. De manière amusante, 6+6=12=06+6=12=0 Donc 66 est son propre opposé : 6=66=-6.

Multiplication :

42=4×4=16=1612=44^2=4\times4=16=16-12=4

Voilà un fait surprenant : un nombre au carré (différent de 00 et de 11) est égal à lui-même.

Mais encore : 52=25=252×12=15^2= 25 = 25-2 \times 12=1 72=49=494×12=17^2= 49 = 49 - 4\times 12=1 112=121=12110×12=111^2= 121 = 121 - 10 \times 12 = 1

Donc 55, 77 et 1111 sont leur propre inverse.

Encore plus surprenant : 3×4=12=03\times 4=12=0 Le produit de deux nombres non nuls est nul.

Ce que l'on a fait avec 12 peut se faire avec n'importe quel autre entier nn, vous avez juste à imaginer une horloge avec nn heures.

Tout cela est intriguant et passionnant, tout en étant facilement abordable, alors pourquoi est-ce autant méconnu, pourquoi est-ce que cela, si ce n'est pas enseigné, n'est pas au moins évoqué à l'école ?

Le problème de l'enseignement des mathématiques à l'école

Un problème parmi une multitude de l'enseignement des mathématiques à l'école est qu'il dévoile une portion extrêmement confinée du paysage mathématique et laisse présupposer que cela représente véritablement toutes les mathématiques.

On se retrouve alors avec ce genre de poncifs :

  • Il existe une infinité de nombres.

  • Vrai dans N\mathbb{N}, faux dans Z/12Z\mathbb{Z}/12\mathbb{Z}. (Arithmétique de l'horloge)

  • On ne peut pas compter au-delà de l'infini.

  • Si avec les nombres transfinis.

  • Tout nombre au carré est positif.

  • C'est faux avec les nombres complexes : i2=1i^2=-1.

C'est intellectuellement faible ou malhonnête d'enseigner une théorie sans évoquer ses limites, ses dépassements et les théories annexes ou concurrentes.

Construction de l'arithmétique modulaire

Voyons maintenant rigoureusement comment le nombre 2 peut être égal à 0.

Car par définition :

  • 0 n'est le successeur d'aucun nombre
  • 1 est le successeur de 0.
  • 2 est le successeur de 1 Donc 2 est différent de 0.

Et tout cela est exact.

Mais cela est vrai dans l'arithmétique des entiers naturels formalisée par Peano, vérifiant les axiomes suivant :

Axiomes de Peano

  1. L'élément appelé zéro et noté 00 est un entier naturel.
  2. Tout entier naturel nn a un unique successeur, noté s(n)s(n), qui est un entier naturel.
  3. Aucun entier naturel n'a 00 pour successeur.
  4. Deux entiers naturels ayant le même successeur sont égaux.
  5. Si un ensemble d'entiers naturels contient 00 et contient le successeur de chacun de ses éléments, alors cet ensemble est N\mathbb{N}.

Mais on peut construire une multitude de systèmes de nombres avec des arithmétiques différentes...

Après, rien ne dit que ces arithmétiques seront intéressantes.

Dans la vie de tous les jours et en science, l'arithmétique de Peano mérite sa place centrale.

Mais il faut toujours avoir en tête que c'est un système particulier et qu'il en existe d'autres.

D'ailleurs, la plupart de ces autres systèmes peuvent être construits à partir de l'arithmétique de Peano.

C'est le cas de l'arithmétique des entiers modulo nn ou plus vulgairement, de l'arithmétique de l'horloge avec nn heures.

Apparition des classes d'équivalence

Traitons du cas n=2n=2.

Vous partez de l'ensemble des entiers relatifs Z\mathbb{Z} avec l'arithmétique de Peano.

Vous introduisez une relation d'équivalence :

Deux nombres sont équivalents si et seulement si leur différence est divisible par 2.

Cela revient à identifier comme équivalents tous les nombres pairs et comme équivalents tous les nombres impairs.

Les classes d'équivalence deviennent des nombres

Et l'idée ingénieuse est de traiter ces classes d'équivalence de nombres... comme des nombres.

Il faut encore voir si cela donne quelque chose d'intéressant et de cohérent :

Est-ce que vous pouvez donner un sens aux opérations ++ et ×\times ?

Autrement dit, est-ce que les égalités suivantes sont vraies ?

Pour l'addition :

  • pairpair ++ pairpair == pairpair
  • pairpair ++ impairimpair == impairimpair
  • impairimpair ++ impairimpair == pairpair

Pour la multiplication :

  • pairpair ×\times pairpair == pairpair
  • pairpair ×\times impairimpair == pairpair
  • impairimpair ×\times impairimpair == impairimpair

Je vous laisse vérifier par vous-mêmes que ces égalités sont effectivement valides. (Le plus simple est d'utiliser le fait que tout entier s'écrit, en fonction de sa parité, sous la forme de 2k2k ou 2k+12k+1 avec kNk \in \mathbb{N}.)

Comme ces égalités sont vraies pour tout nombre pair et pour tout nombre impair, on peut choisir un représentant pour chaque classe.

Par exemple 42 pour les nombres pairs et 137 pour les nombres impairs.

Mais bien-sûr, on fait généralement beaucoup plus simple et on prend 0 pour les nombres pairs et 1 pour les nombres impairs.

J'insiste, à partir d'ici, 00 représente tous les nombres pairs et 11 représente tous les nombres impairs.

Nos égalités deviennent alors :

  • pairpair ++ pairpair == pairpair

  • 0+0=00+0=0

  • pairpair ++ impairimpair == impairimpair

  • 0+1=10+1=1

  • impairimpair ++ impairimpair == pairpair

  • 1+1=01+1=0

Pour la multiplication :

  • pairpair ×\times pairpair == pairpair

  • 0×0=00\times {0} = 0

  • pairpair ×\times impairimpair == pairpair

  • 0×1=00 \times 1 = 0

  • impairimpair ×\times impairimpair == impairimpair

  • 1×1=11 \times 1 = 1

Et nous avons un système arithmétique composé de deux éléments notés 00 et 11 (représentants en réalité les 2 classes de parité), et deux opérations ++ et ×\times.

Comme tout nombre a un opposé et tout nombre différent de 00 a un inverse, on a aussi les opérations - et // qui en découlent.

Ce système de nombres, que l'on note généralement soit :

  • Z/2Z\mathbb{Z} /2\mathbb{Z} pour souligner sa construction : Le quotient de Z\mathbb{Z} par les nombres pairs (2Z)(2\mathbb{Z}).
  • F2\mathbb{F}_{2} pour souligner que c'est un corps (Field\mathbb{F}ield) à deux éléments (il n'y en a qu'un).

Ouverture

Cette même construction est valable pour tout entier naturel nn.

À nouveau, avec n=12n=12, on obtient l'arithmétique de l'horloge ou Z/12Z\mathbb{Z} / 12 \mathbb{Z}.

Mais dans ce cas, ce système arithmétique n'est pas un corps.

Car bien que tout nombre possède un opposé.

Il existe des nombres (non nuls) sans inverse.

Après vérification, on voit qu'il s'agit des nombres 2,3,4,6,8,9 et 10.

C'est-à-dire, tous les nombres ayant des diviseurs (différents de 1) en communs avec 12. Dit autrement, ce sont tous les nombres non premiers avec 12.

Cela nous mène au point de départ de la théorie des corps finis :

Théorème : Soit nn un entier naturel, alors Z/nZ\mathbb{Z} / n\mathbb{Z} est un corps si et seulement si nn est un nombre premier.